Un film de Federico D'Ambrosio & Géraldine Brausch

Interview avec les réalisateurs

Quelles sont les réflexions et ressentis qui vous mènent à ce projet ?

Géraldine : j’étais stupéfaite de voir l’énormité de ce qui est arrivé à partir de mars 2020. Je forme des futur.es enseignant.es et pendant le premier confinement j’ai observé les jeunes par le prisme scolaire. Je suis devenue de plus en plus sensible aux problèmes générés par la numérisation de l’enseignement, suite à la fermeture des écoles. Si des jeunes sont dans un cadre sécurisant, d’autres n’ont pas de matériel, de chambre à eux et l’école, fermée, n’est plus là pour que les jeunes puissent respirer. La fracture numérique est apparue et a surtout fait apparaître la fracture sociale (avoir de l’espace pour travailler, du calme, une connexion correcte, etc.) ainsi qu’une sorte de fracture scolaire (la relation entre l’école et ses usagers/élèves)

Le confinement a mis en lumière l’ordinaire et en a intensifié les dysfonctionnements, devenus « extra-ordinaires ». Des choses généralement peu vues sont apparues : au niveau du fonctionnement scolaire (des élèves abandonnés, d’autres acculés à trouver un matériel informatique et à travailler seuls chez eux, etc.), social et politique.

Je ne pouvais pas rester sans rien faire, c’était insupportable. La rentrée de septembre 2020 approchait et je sentais que ce serait du grand n’importe quoi, avec l’ouverture et la fermeture intempestives des écoles et des cours et examens en ligne. Le décrochage scolaire était en pleine explosion.

Les enfants de primaire étaient également secoués par les politiques fluctuantes sur le port du masque et impactés indirectement, notamment par les questions d’emploi des parents.

Ce projet est né d’une nécessité de garder une trace de tout ça, de faire un travail d’archivage des paroles et des pensées des jeunes.

Federico : ce projet, c’est une manière de penser l’histoire du temps, de ce temps précis. Il n’y a eu qu’une seule rentrée comme ça. Cette histoire a été écrite avec des épidémiologues, des politiciens, des conspirationnistes, mais elle a aussi besoin d’être écrite avec des jeunes, avec leurs traces, qui n’avaient pas encore été récoltées. Quand on a commencé à filmer dans les écoles, il n’y avait rien sur les jeunes, c’est arrivé plus tard, vers janvier 2021. Et ça ne s’est fait que sous l’angle de la santé mentale.

Géraldine : il a fallu attendre dix mois de pandémie pour que la question de l’impact sur les jeunes soit posée !

Comment l’idée que ce soit un film s’est-elle imposée ?

 Géraldine : j’ai d’abord pensé à un projet d’écriture, mais je n’avais pas envie de ce travail solitaire du scientifique-observateur, et puis je me demande parfois si les gens lisent encore. Je ne voulais pas d’une position surplombante, comme celle du sociologue, qui viendrait réexpliquer ce que les personnes disent. Pour moi, les jeunes sont des acteurs politiques et sociaux et on ne les entendait pas du tout à l’époque où l’idée a émergé, en juin 2020.

Une autre raison, c’est qu’on était dans une expérience physique autant que psychique : on vivait physiquement en télétravail, sans liens sociaux. C’était important, fondamental même, de montrer ce que les jeunes dégageaient avec leur corps, de les voir autant que de les entendre.

Nous voulions aussi leur permettre de s’exprimer directement, sans rien « retranscrire » et leur donner un espace où ils réfléchissent à leur situation et au monde dans lequel ils vivent, ce que l’école ne permet pas toujours.

Federico et moi nous connaissons depuis des années, je connais et apprécie son travail. Nous avons des affinités politiques, philosophiques et artistiques fortes. Lorsque cette idée de tourner des images s’est imposée, c’est donc à lui que j’ai parlé du projet. Il a accepté ma proposition, tout en tenant à ce que ce soit un film, c’est à dire un objet avec un point de vue, et pas « simplement » une récolte d’images.

Federico : quand Géraldine m’a appellé pour me proposer le projet, j’y suis allé à l’instinct, sans trop réfléchir. Tout s’est enchainé très rapidement.

On était dans l’expérimentation, avec des limitations liées à l’urgence et au dispositif. Dans l’urgence parce qu’il n’y aurait pas d’autre rentrée comme celle-là et parce qu’il y avait des risques de reconfinements (ce qui a fini par arriver d’ailleurs). J’ai trouvé une caméra et je suis parti filmer et prendre le son seul, ce qui est forcément de l’ordre de la débrouille, du bricolage.

On réfléchissait sur la nature de nos images et leur destination en faisant. Avec l’économie extrêmement précaire qu’on avait, je devais être le garant d’une méthode. Après quelques tâtonnements, nous avons convenu tous les deux que ces images feraient un film, malgré le minimalisme du dispositif et les multiples contraintes et incertitudes qui planaient avant chaque journée de tournage.

Est-ce que ça a été facile de convaincre les professeurs et éducateurs de vous ouvrir la porte de leur classe ou de leur maison de jeune ?

Géraldine : le temps qu’on se décide à faire le film, que je trouve un petit budget, je n’avais plus que dix jours pour contacter des profs avant la rentrée ! A nouveau, nous étions dans l’urgence. Je leur ai proposé de parler, dans le cadre de leur cours de philosophie et citoyenneté, de la crise covid. Beaucoup ont refusé mais je suis quand même parvenue à constituer un petit groupe composé de profs et de deux maisons de jeunes.

Pourquoi beaucoup refusent-ils ?

Géraldine : l’argument principal était qu’eux et leurs élèves en avaient marre, ne voulaient plus en parler. Ils ont parfois invoqué des raisons sanitaires. Pour moi, c’était très interpellant. Des tas de gosses dans des tas d’écoles n’ont pas pu réfléchir à ce qui leur arrivait dans un cadre scolaire. Encore maintenant, on ne parle pas des conséquences, très réelles, de ce qui a été vécu par les jeunes, alors qu’on fait face à toute une série de problèmes. On ne veut pas les voir.

Cette période est encore largement impensée dans les milieux scolaires.

Oui, il n’y a pas eu de débriefing. On n’a pas parlé des pratiques scolaires de soin, ni à l’époque ni maintenant. La vraie question c’est de savoir si un.e prof a une mission de soin pour ses élèves, ou pas. Il n’y avait pas de recommandation à ce sujet, donc certains profs ont appelé les élèves, ont essayé de les suivre, tandis que d’autres ont jardiné et les ont totalement lâchés. Les jeunes n’ont pas oublié. En outre, on a maintenant un plan de numérisation de l’école alors qu’on n’a pas pris la mesure des problèmes que ça génère, en termes d’apprentissage, de fracture numérique, etc.

 
Quelle préparation y a-t-il en amont des ateliers philo et des cours de philosophie et citoyenneté ?

Géraldine : j’ai préparé une ossature pour les ateliers et les cours, pour avoir une ligne de discussion commune qui permette de connecter les groupes entre eux. J’ai soumis mes idées aux profs et animateur.ices, nous en avons discuté puis décidé de partir des vécus intimes, existentiels, pour monter ensuite vers une vision collective et politique.

Pendant le tournage, je voyais les rushes et m’appuyais sur ce qui avait déjà été fait. Tout ça était très ouvert à la discussion et au dialogue avec les profs, ensemble ou individuellement.

Cela dit, même avec le canevas de discussion préparé en amont, il faut bien se dire qu’on a travaillé avec des profs hors du commun, et que les discussions qu’on entend, comme par exemple la question de la loi et de la règle, chez les enfants du primaire, est le résultat d’un travail que l’institutrice mène depuis des années.

Federico : on voulait aussi éviter le piège de débats rabâchés, par exemple sur l’usage des masques, et privilégier la discussion sur les effets créés par les règles dans leur ensemble.

Nous voulions que le cadre soit à la fois sécurisé et libre, que les profs ne soient pas interventionnistes, pour retrouver ce qui fait la vie des élèves mais pas ce qui les rend élèves.

 
Comment s’est construit le dispositif filmique ?

Federico : j’étais seul avec une caméra et un micro. D’habitude, on tourne au minimum avec une caméra et un preneur son, même parfois avec deux caméras, pour saisir un maximum d’interventions. J’ai donc dû m’adapter pour capter un maximum de discours et d’interactions entre jeunes. Ça n’a pas été simple.

Malgré ces limitations techniques, malgré les mesures sanitaires qui ont mis en péril la viabilité du film, un monde a émergé, et c’était à la fois beau et surprenant. Avec Entre-temps, j’ai vraiment compris que faire un film c’est avant tout se poser les bonnes questions au bon moment.

Géraldine : dès le départ, il était question de filmer en classe et de se focaliser sur cette parole qui s’échangeait là. Le monde se faisait voir en huis clos, et c’était déjà quelque chose d’obtenir les autorisations pour pénétrer dans l’école. Mais ce dispositif lui-même a été mis à mal, forcé par la réalité : à un moment, il n’a plus été question de retourner en classe, pour les élèves y compris : le deuxième confinement a commencé. Le huis clos s’est donc encore rétréci avec le dispositif des cours en ligne, que nous avons filmé comme tel, dans tout ce que ça a de presque irregardable. Pour nous, ça montre bien la difficulté de donner cours de cette façon. Le ou la spectateur.ice en ressent très bien l’inconfort et la difficulté.

Federico : c’était important pour nous de montrer qu’on passe d’une classe à un ordinateur, avec tous les problèmes que ça pose, pour ouvrir le débat sur l’intérêt de fonctionner de la sorte.

Géraldine : on savait que ça allait couper le rythme du film, mais c’est précisément ce que nous voulions montrer, comment ça coupe le rythme de l’école, le rythme de l’apprentissage. Ce film est un témoignage de l’époque et cette époque est indissociable de ces questions sur les cours en ligne.

 
Comment les élèves ont-ils accueilli votre venue ?

Federico : il y a eu pas mal de réticences à être filmé, au début. Comme s’ils connaissaient la place à laquelle ils étaient assignés. Ils avaient peur de ne pas savoir s’exprimer et ne comprenaient pas que leur parole nous intéresse véritablement. Ça s’est débloqué quand ils ont compris que je n’étais pas là pour les juger mais les écouter.

Géraldine : le rapport à la caméra a été complexe, même en primaire c’était difficile, nous avons fait un travail de préparation pour présenter le projet, et certains qui avaient refusé au début sont revenus sur leur décision.

 
En filmant différents types d’enseignements et institutions (secondaire général, technique et professionnel, maisons de jeunes) vous montrez à voir les différences de langues, de classes sociales et d’image de soi. Comment avez-vous pensé ces différences, comment y avez-vous réagi, en termes de montage, de regard ?

Federico : dès le départ nous voulions une pluralité de points de vue. Notre démarche est de sonder le terrain, pas de choisir des profils où le langage est maitrisé, où on peut trouver facilement des articulations – mais aussi parfois du prêt-à-penser. Nous voulions aller vers une expression de la pensée mais aussi du sentiment, quel que soit ce sentiment et la manière de l’exprimer.

En filmant ces différentes classes, nous avons été frappés du contraste entre les discours. Les questions qu’ils se posent, les silences qui s’installent, les respirations, tout cela raconte quelque chose qui va au-delà de la rhétorique et d’une « maîtrise » de l’argumentation, par exemple. Ça montre que les jeunes ne sont pas au même endroit.

Et on voit, par les questions qu’ils nous posent à nous, adultes, par ce qu’ils nous renvoient de cette période d’entre-deux, que ce sont des citoyens agissants, avec des langages différents.

Géraldine : un des enjeux très concret, pour nous, c’était que certains n’aient pas l’air ridicule face à d’autres parce qu’ils auraient eu une moins bonne maîtrise de la langue.

Federico : oui, c’était vraiment une question d’éthique, de prendre chaque parole à égalité avec d’autres, et trouver un équilibre entre différents mondes sociaux, différentes manières de s’exprimer.

 
C’est un film qui pose de manière frontale la question du temps. Il est conçu comme ancré dans un temps très précis auquel son titre fait évidemment référence. Quel était votre rapport à ce temps, avec ce projet ?

Géraldine et Federico : c’est clair que ça nous a beaucoup travaillé ! Nous étions dans un archi-présent, mais un présent dont personne ne voulait, que personne ne voulait voir. Et on savait que le jour où il serait vu, il serait déjà de l’histoire.

D’un autre côté, les questionnements des élèves et le canevas de réflexion conçu par nous et les profs impliquaient non seulement une réflexion sur le présent, mais aussi sur le futur. Nous voulions voir si ce temps-là, ce présent de l’époque, permettait de se projeter ou pas dans le futur.

Nous voulions aussi montrer que les jeunes envisagent concrètement la fin du monde, pas seulement à cause du covid, mais aussi à cause de la crise environnementale. Et ces propos-là, si on ne les montre pas frontalement, ne sont pas entendus, voire pas entendables par la génération des parents et grands-parents, qui sont dans le déni quant à la détresse de leurs enfants et petits-enfants.

Y a-t-il quelque chose qui vous a particulièrement surpris en faisant ce film ?

Géraldine : nous n’avons pas pu aller filmer la dernière séance prévue dans une classe de primaire, à cause des protocoles sanitaires. Les enfants étaient tellement déçus de notre absence qu’ils ont tenu à nous transmettre des messages via leur institutrice, elle-même interviewée en ligne. Le film avait donc enclenché un espace de parole nécessaire. C’est touchant mais triste aussi, puisque cela montre qu’il y a peu d’espace-temps pour s’exprimer et réfléchir à des choses pourtant fondamentales. Plus interpellant encore était la nature des messages : il y avait des situations de détresse grave, que l’institutrice, pourtant incroyable de bienveillance et d’attention, n’avait pas vu arriver.

Federico : pour moi aussi, ce moment en visioconférence avec l’institutrice est un des plus marquants. Tout le film se dessine dans cette séquence (dont on n’a pu garder qu’une partie au montage, malheureusement) : elle se fait relais de paroles de grave détresse et est estomaquée, parce qu’elle comprend que c’est la réalité, que l’enfant n’exagère pas.

C’est une séquence épineuse, qui nous montre aussi comment se transforment tous ces enfants « bien sages », qui nous parlent de la loi et de la règle, de la démocratie et qui se mettent à dessiner des doigts d’honneur. On comprend comment un basculement est possible.

J’ai également été surpris de ce jeune homme qui prétend que les effets de la pandémie ne l’affectent pas du tout, jusqu’à ce qu’il parle de son père qui est mort et qu’il n’a pas pu voir. Ça me donne l’impression que le covid a pris le dessus sur son intimité.

Avez-vous été inspiré par des penseurs, des cinéastes ?

Géraldine et Federico : nous avons été beaucoup influencés par le travail de Jacques Duez, un pédagogue et vidéaste belge, mais nous n’avons pas adopté sa démarche, qui est d’interroger les élèves individuellement.

Notre présupposé politique est à la fois simple et subversif : nous pensons que les élèves sont capables de penser ce qu’ils sont en train de vivre, qu’il n’y a rien à leur prémâcher. Pour l’enseignant.e, cela demande un processus de transformation, dans la veine du Maître ignorant de Jacques Rancière.

 
D’où vient le sous-titre, le silence des lucioles ?

Cela vient d’un article de Pasolini, dans lequel il fait de la disparition des lucioles en Italie le symbole d’un monde qui s’effondre, politiquement et environnementalement. Il parle du vide du pouvoir politique qui ne prend pas ses responsabilités. Les lucioles qui continuent malgré tout à briller sont alors pour lui un symbole de résistance.

Nous avons repris cette idée. Pour nous, la résistance devient le simple fait de pouvoir dire. Le silence est le silence dans lequel on enferme les jeunes alors qu’ils brillent par eux-mêmes, c’est à dire qu’ils pensent.

 
Qu’envisagez-vous comme diffusion pour le film ?

Géraldine : au départ je partais avec l’idée de filmer une archive à destination des jeunes, pour qu’ils puissent réfléchir avec un support visuel. Puis ces images sont devenues un film qui tient la route, et leur destination a changé. La diffusion vers un public adulte est devenue super importante. Il y a un débat intergénérationnel qui doit avoir lieu, pour sortir du déni dont je parlais plus haut et de l’abandon de la jeune génération par les autres générations.

Federico : pour moi, le film n’est pas fini tant que je n’ai pas de retours de spectateurs « lambda ». D’où l’importance de la diffusion, pour discuter de sa réception par d’autres personnes.