Un film de Federico D'Ambrosio & Géraldine Brausch

Faire un film

Une analyse de Catherine Lemaire

A quoi tient qu’un film existe et soit qualifié de tel ? Il en va d’abord de l’obstination de plusieurs personnes. Pour Entre-temps, le silence des lucioles, la ténacité de Géraldine Brausch et de Federico D’Ambrosio et leur conviction profonde que leur projet devait exister a prévalu sur de nombreux obstacles potentiellement fatals au projet. C’est ainsi que malgré des conditions de tournage précaires, des mesures sanitaires changeantes, une économie fragile, des lieux scolaires souvent peu réceptifs et d’immanquables refus, Entre-temps s’est construit. Sa matière, par un remarquable travail de montage, c’est plusieurs fois remise en mouvement pour qu’une forme enfin émerge : celle d’un film, avec ses protagonistes, ses tensions et sa narration propre.

Pour Géraldine et Federico, l’époque – cet automne et hiver 2020-2021 et son reconfinement d’abord craint puis bien réel – devait être rendue visible dans les effets concrets qu’elle a sur de jeunes femmes et hommes, sur des enfants, tant dans leur vie quotidienne que dans leur manière de concevoir le monde dans lequel ils évoluent. Il s’agissait de proposer autre chose que les sempiternels angles sanitaires, médical et politicien.

Ce devoir d’exister n’est pas un mot trop fort : ce film est né d’une double nécessité éthique. Celle d’abord de garder trace, de faire mémoire. Document d’archive auquel d’autres s’adjoindront, il joue le rôle de mémoire réflexive et vivante de ce qui s’est passé dans cet interstice temporel.

La nécessité ensuite d’interroger notre présent à partir de ces jeunes qui nous parlent, à partir de l’importance de ce qu’ils nous disent. Ce qui se joue avec le ou la spectatrice, c’est une prise de conscience, à la fois intime et politique, des difficultés traversées par les jeunes et du peu de cas qui en a été fait. Entre-temps amène des questionnements profonds, sur l’Etat de droit, le temps perdu ou la capacité à se projeter. Ce qu’on lit dans les échanges, ce sont des manières de faire sens de ce qui arrive. Un sens qui s’amenuise jusqu’à disparaître parfois, dans une envie de tout foutre en l’air, tel ce dessin d’un doigt d’honneur par un enfant de dix ans.

Entre-temps exige que l’on prenne ces jeunes femmes et hommes, ces enfants au sérieux. Ce n’est pas le moindre de ses mérites.

Construction

C’est un étrange film que cet Entre-temps. Réalisé dans l’urgence, celle de filmer et de collecter la parole, il prend cependant le temps d’écouter les paroles de plusieurs dizaines de jeunes, d’horizons très variés, et ouvre un espace pour qu’elles circulent, par la création d’un cadre sécurisé, celui d’un atelier de philosophie, c’est à dire un lieu où on apprend et questionne la pensée.

Ses choix sont audacieux, risqués : multiplier les visages, les âges ou les classes sociales. Mais c’est précisément de ces choix-là que nait une narration et qu’un dialogue s’installe, de groupes à groupes et de chaque personnage vers nous, spectateur.

Pénétrer des espaces déjà traditionnellement clos, comme une école, n’est pas simple. Peu de cinéastes ont pris, pendant les années covid, leur camera pour aller filmer des lieux encore plus clos que d’habitude. Une des prises de position forte d’Entre-temps est d’être resté dans ces lieux, arrimé au cadre convenu, jusqu’à ce que l’école n’accueille plus personne, ni équipe de tournage, ni élèves, ni enseignant. Pour se faire accepter des institutions et des élèves, Federico a eu recours à un dispositif minimal : il tourne seul et est à la fois au cadre, au son et à la réalisation. Même en documentaire, où les moyens sont généralement plus limités qu’en fiction, il est rare qu’une seule personne se retrouve à tous les postes. C’est à la fois ce qui permet sa mobilité, son acceptation, mais qui le met en position délicate : la caméra furète, doit constamment s’adapter sur le vif et chercher celui ou celle qui parle. Mais c’est grâce à cette contrainte que la caméra saisit des expressions, des réactions qui n’auraient pas été filmées sans cela.

A l’origine pensé comme un outil de réflexion pour les jeunes eux-mêmes, il est devenu un indispensable outil pour entamer ensemble un travail sur les retombées actuelles et la mesure de ces retombées. Mais cela n’en faisait pas encore un film.

Pour qu’un film existe et soit qualifié de tel, il n’y a pas que l’obstination des porteurs du projet, mentionnée plus haut. Dans l’aventure, on retrouve généralement des professionnels du cinéma, des producteurs qui le soutiennent et qui, s’ils peuvent parfois douter de sa qualité ou de sa pertinence, ne doutent jamais que ce dont ils parlent, ce qu’ils font, ce qu’ils produisent, est un film.

Or Entre-temps ne s’est pas créé comme cela. Il a surgi hors milieu, soutenu par des structures qui n’avaient jamais fait de cinéma. C’est poussé au cul par le regard d’un cinéaste, Federico D’Ambrosio, qui ne voyait pas autre chose qu’un film que les producteurs et les porteurs du projet ont été convaincus, collectivement, que ce qu’ils faisaient était bel et bien un film. Un étrange film, mais un film.

Circulation de la parole

Entre-temps s’est donné pour mission première de faire émerger une parole, de générer des dialogues, d’épauler des réflexions.

Donner la parole a d’abord quelque chose d’anodin. En réalité, il s’agit d’un travail précis qui transforme donner la parole en prendre la parole. Pour que les jeunes puissent la prendre, la revendiquer, et se faire entendre par le spectateur (qu’est-ce qu’une parole s’il n’y a personne pour l’écouter ?), Géraldine et Federico ont créé un dispositif qui la fait circuler, avec un cadre – cours ou ateliers de philo – et un canevas précis, autour de plusieurs thèmes. Une fois ce dispositif créé, il n’y a pas d’interférence, de grilles pré-établies, seulement des relances et des reformulations de sens.

C’est de cette manière, patiemment, soigneusement, que des échanges se construisent, que des recoupements se font, qu’une cohérence surgit qui permet au spectateur d’entendre activement les récits et même d’activement les prolonger.

Les paroles ainsi prises valent non seulement témoignage pour ce qui a été subi selon le prisme « étroit » du covid, mais s’ouvrent également sur un champ beaucoup plus large. C’est tout un monde, c’est toute notre manière de faire société qui vient à nous, entre ce qui est dit et ce qui est tu, ce qu’on comprend, ce qu’on devine à mi-mots, ce qu’on complète.

Contre-temps

Comment le passé proche nous regarde-t-il ? Que dit-il de nous ? Et comment l’intégrons-nous, ou pas, à notre présent ? Si le film provoque ces questions et fait retour à ce temps du confinement, c’est pour nous faire penser ce que nous rechignons à penser, nous faire ressentir, avec plus de recul, la complexité de la situation. Nous obliger à retourner dans ce moment dont trop souvent, nous ne voulons plus entendre parler.

Les innombrables injonctions à tourner la page, à ne pas faire retour, à envisager cette période comme une parenthèse, devraient pourtant nous questionner : une époque dont on ne veut pas parler n’a-t-elle pas quelque chose de suspect ?

Ce film nous le clame : il n’est jamais trop tôt (ni trop tard) pour vivifier notre mémoire d’un événement passé et de ses conséquences actuelles.

Entre-temps se dresse contre cette idée de tourner la page – forme de déni élevé à un niveau sociétal – et interroge notre capacité à détourner le regard. En ce sens, il est, malgré lui mais obstinément, à contre-temps.

Au-delà des paroles

 Entre-temps nous confronte aussi à tout ce que le discours raconte par-delà son message explicite. Il observe la différence crue des expériences des jeunes à l’aune des classes sociales. A travers le covid, à travers les fines réactions sur l’Etat de droit, la désobéissance civile ou la pertinence des amendes, se joue en effet autre chose : la distinction entre différentes classes sociales.

S’il s’agit bien, en première lecture, de montrer les conséquences d’une situation d’exception sur des jeunes, les différences sociales ne manqueront pas d’interpeller tout autant le spectateur, qu’elles passent entre les groupes ou au sein d’un même groupe.

Les discours et attitudes des adolescent.es et des enfants sont marqués par la connaissance de leur position sociale, tandis que les préoccupations et les manières de s’exprimer marquent les différences de milieux socio-économiques. La caméra a beau rester constamment à hauteur de ses protagonistes, sans regard surplombant, elle en témoigne et met à nu ces différences. Le spectateur, quant à lui, relève les mots d’adultes dans la bouche des enfants, l’oscillation entre résignation et révolte et constate que l’ordre moral invoqué par certains est le même que celui abhorré par d’autres.

Le film laisse aussi la place à ce qui n’est pas dit, mais montré. Dans sa dernière partie, ce qu’il montre prend une importance particulière. En filmant obstinément les écrans et la pénibilité d’interagir à travers ceux-ci, il rétrécit le champ de vision du spectateur à l’instar du champ d’action des jeunes. En quelques scènes, il nous fait saisir la difficulté, voire l’impossibilité de l’enseignement par écrans. Et quand on interroge les jeunes à ce sujet, le constat est sans appel : lâchés seuls face à de la matière scolaire, ils reportent de jour en jour ou décrochent.

Du rétrécissement du champ à la disparition, il n’y a qu’un pas, parfois franchi, comme lorsqu’il ne reste que trois ou quatre élèves à apparaître sur l’écran, les autres ayant disparu, et de notre champ de vision, et du dispositif scolaire. Et qui pour s’en soucier ?

Destinataire(s)

Il y aurait une paresse à créer pour le film une niche et l’y laisser, heureux de lui avoir trouvé un destinataire. Bien sûr, parce que ce sont des paroles de jeunes femmes, de jeunes hommes et d’enfants, Entre-temps peut être un outil pédagogique qui relance les questionnements d’autres jeunes : comment dire les effets de ces « années covid » (pour faire court), comment les penser. Le film peut créer un lien entre ces jeunes qui parlent à chaud et d’autres qui parleront depuis un autre présent, un peu plus à froid. Le dispositif mis en place dans ces ateliers philo peut aussi être reconvoqué, à partir du film.

Mais ce serait sans doute passer à côté de ce qu’il veut nous dire, que de le cantonner à la sphère scolaire. Entre-temps s’adresse à chacun.e d’entre nous précisément parce qu’il décrit une expérience collective qui manque, à ce stade, de retour sur elle. Cela dit, penser l’universalité (« il s’adresse à tous.tes ») ne dirait pas grand-chose non plus.

Entre-temps s’adresse à nous en tant que partie prenante, en tant qu’adulte qui n’avons pas encore fait, ou peu, ou pas assez, le boulot de penser une époque et ses conséquences. Il s’adresse à nous comme une capsule temporelle que nous renâclons encore à ouvrir. C’est tout le travail acharné de Géraldine et Federico, de non pas juste produire et réaliser le film, mais de nous pousser à le voir et nous faire réfléchir avec lui, grâce à ce qu’il nous dit. Entre-temps s’est conçu avec le souci de sa réception par celles et ceux qui le regarderont.

Tant qu’il n’a pas été vu et discuté, il n’est pas fini.